Biographies de Nicolas Abraham et Maria Torok

Par Nicholas Rand

 

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Nicolas Abraham fuit la montée du nazisme, Maria Torok celle du communisme en Hongrie, leur pays d’origine. Tous deux trouvent refuge matériel et soutien intellectuel en France. Ils y font leurs études universitaires à partir de 1938 et 1947 respectivement, ajoutant ainsi à leur formation austro-hongroise les idéaux et les acquis de la culture française. Comme tant d’autres venus de l’Est, ils marquent à leur tour la vie intellectuelle française du sceau de leurs découvertes. Ils introduisent ainsi ce que d’aucuns ont appelé une psychanalyse d’un autre style, inspirée, portée par l’orientation clinique de leur compatriote Sandor Ferenczi qui voulut, comme eux, rester près de l’âme en souffrance, au plus proche de l’humain en peine.

    Une attitude thérapeutique attentive et chaleureuse, voici ce que Abraham et Torok apportent en premier lieu sur la scène psychanalytique française dès la fin des années cinquante. Il est vrai qu’en cela ils furent, pour ainsi dire, guidés par les conclusions qu’ils avaient tirées des persécutions antisémites endurées pendant la deuxième guerre mondiale. Ils ne cherchaient pas à nier leurs souffrances, à cacher leur douleur; ils essayèrent d’en cerner les sources et les manifestations. La psychanalyse a sans cesse signifié pour eux la possibilité de comprendre, de panser les blessures secrètes de l’âme, de tempérer les coups du destin, de soulager par la mise en parole les drames silencieux de tous ceux qui ont été victimes d’exclusions, de violences, d’exactions, de haines ou de persécutions.

    Par ailleurs, Abraham et Torok comme J. Lacan portaient un intérêt passionné et systématique au langage, aux possibilités infinies de cacher et de révéler, propres à l’usage individuel de la langue; ils étaient tout particulièrement attentifs aux procédés poétiques dégagés par Freud et utilisés dans le rêve, le lapsus ou le mot d’esprit. Ils lisaient les œuvres de Freud dans le texte, ainsi que celles de M. Klein, de S. Ferenczi et d’I. Hermann, entre autres. Ils étaient férus également, surtout N. Abraham, de la philosophie d’E. Husserl et de sa descendance en France : Sartre, Merleau-Ponty, le premier Levinas, Paul Ricœur, Jean Wahl. M. Torok, de son côté, respirait la vie de l’enfant à travers ses observations directes et par son travail de psychothérapeute dans les écoles maternelles.

    Les traumas de leur vie et les axes de leur formation – l’expérience immédiate de la guerre et des persécutions; la pensée phénoménologique et scientifique; l’irruption de la folie dans la famille proche; la présence constante, insistante, de la poésie; le multilinguisme; l’observation émerveillée de l’évolution de l’enfant, du groupe enfantin; un dialogue quotidien avec l’héritage de Freud et de Ferenczi – ce sont là les influences majeures qui ont donné naissance pour eux à une nouvelle psychanalyse.

    A travers leurs travaux se profile la complémentarité privilégiée de deux chercheurs, l’exemple quasi unique d’une rencontre entre le philosophe et la clinicienne. Venus d’horizons divers – la philosophie, la pensée scientifique, l’esthétique pour l’un; la pratique des tests d’évaluation psychologique, la clinique de l’enfant et la psychopédagogie pour l’autre – au fil des ans Abraham et Torok resserrent de plus en plus leurs liens de collaboration. L’apport autonome de chacun aboutit très vite à un enrichissement, à une fécondation réciproque et mutuelle, à une sorte d’unité duelle de leurs démarches. Aussi leurs théories de la clinique et des processus psychiques sont-elles guidées par les nécessités de la rigueur intellectuelle, tout en étant d’une extrême exigence d’ouverture à la singularité individuelle et de proximité aux vécus affectifs concrets.


Biographie de
Nicolas Abraham (1919-1975)

Né le 23 mai 1919 à Kecskemét en Hongrie et mort à Paris le 18 décembre 1975. Il est issu d’une famille de juifs lettrés. Son père est rabbin de formation et imprimeur de métier. Sa mère écrit des livres de cuisine casher, imprimés et distribués par son époux. Nicolas Abraham est reçu au baccalauréat de mathématiques et de sciences naturelles, tout en poursuivant une éducation hébraïque et religieuse en yeshiva, son père le vouant au rabbinat. En 1938 il émigre en France pour échapper aux lois discriminatives du régime Horthy et en particulier  au quota universitaire (numerus nullus) imposé aux juifs. Il fait des études de philosophie et d’esthétique à la Faculté de Paris, puis passe en zone libre en 1940 pour reprendre ses études à Toulouse où il rédige, par ailleurs, des leçons de philosophie pour des étudiants émigrés en Palestine.

Marié en 1942 à Toulouse à Etla (Edzia) Fryszman, née le 17 avril 1918 à Varsovie et hospitalisée depuis 1945 dans un établissement psychiatrique, il aura deux fils: André (Patrick), né le 28 septembre 1942 qui se suicidera en 1971, et Jean-Pierre, né le 18 février 1944. L’unique sœur de Nicolas Abraham, Edith, née en 1925 et morte en 1994, vit en Hongrie jusqu’en 1970, date à laquelle elle passe, avec son fils Nicholas Rand, aux Etats Unis. Ce neveu, actuellement professeur à l’University of Wisconsin-Madison aux Etats Unis, devient en 1998 l’exécuteur testamentaire de l’œuvre de son oncle.

C’est en France que N. Abraham apprend l’extermination quasi totale de sa famille hongroise (quarante-sept personnes) aux mains des nazis hongrois et allemands. Après 1944, il est rédacteur au Ministère de la Guerre et reçoit son Diplôme d’Etudes Supérieures en 1948. Il entre au Centre National de la Recherche Scientifique la même année comme chercheur en section d’esthétique et entreprend sa traduction du Jonas du poète hongrois Mihaly Babits.

Entre 1951-1958 il dépose des brevets d’invention pour des stylos industriels, connus sous la marque Picponge, ainsi que pour des procédés d’emballage et de distribution de liquides. L’exploitation en sera faite par la société anonyme Mapy, dont la désignation dérive des prénoms de Maria Torok – la compagne de Nicolas Abraham, à partir de 1950 – et du frère aîné de celle-ci, Pierre, co-directeur de la société. Les événements de la guerre, la folie de sa femme Etla, ainsi que le besoin d’étendre la portée de sa formation littéraire et philosophique, conduisent N. Abraham à entreprendre une psychanalyse, d’abord avec Bela Grunberger et puis avec Serge Viderman. Il devient psychanalyste à son tour en 1959 au sein de la Société Psychanalytique de Paris. Il tient un Séminaire de Psychanalyse Phénoménologique avec M. Torok à Paris entre 1959 et 1961; il y envisage la rencontre de la phénoménologie husserlienne et de la psychanalyse freudienne, c’est-à-dire la mise en commun de ce qu’il estime être les démarches de pensée les plus originales de la première moitié du vingtième siècle. Ses engagements philosophiques et sa clinique mènent Nicolas Abraham à l’abandon de toute idée de connaissance stable ou de doctrine psychanalytique au profit d’une démarche d’investigation libre de l’individuel, démarche qu’il nomma en 1959 « une théorie universelle du singulier. »

Entre 1959 et 1975, ses travaux, réalisés pour partie en collaboration  avec M. Torok, tentent d’apporter un renouvellement dans la pratique et la théorie psychanalytiques freudiennes. Le trauma qui fait irruption, et arrête le travail spontané de la création de soi, constitue le pivot autour duquel s’organisent ses découvertes. Il enquête sur les possibilités du travail d’ouverture psychique réalisé à tout âge, ainsi que sur les entraves que rencontre ce travail d’ouverture dans les catastrophes externes ou internes les plus diverses, telles que les troubles de l’évolution en raison d’interdits ou de non-dits familiaux, la guerre, la honte sociale, le deuil, les crimes de haine, les camps de concentration. En France, cette œuvre a constitué une troisième voie entre le freudisme orthodoxe et les mouvements lacanistes. Venant à bout des résistances, en particulier au sein de la Société Psychanalytique de Paris, l’œuvre posthume connaît un retentissement mondial.

La carrière psychanalytique de Nicolas Abraham est marquée par des amitiés et des complicités intellectuelles avec Didier Anzieu, Ilse et Robert Barande, Jacques Derrida, Françoise Dolto, Judith Dupont, Wladimir Granoff, Jacqueline Lubtchansky, René Major, Alain de Mijolla, Nata Minor, Jacqueline Rousseau-Dujardin, Elisabeth Simon, Conrad Stein, Barbro Sylwan, Serge Viderman, et, de façon plus lointaine, avec André Green, Joyce McDougall, Paul Ricœur et Jean Wahl. Malencontreusement analysé par Béla Grunberger, Nicolas Abraham deviendra une persona non grata au sein de la Société Psychanalytique de Paris. Sa candidature au « full membership » de l’Association Internationale de Psychanalyse sera repoussée en 1973 dans des circonstances irrégulières ; un membre de la Société exhorte l’Assemblée, au nom du Comité de Sélection, de voter négativement en raison de « graves secrets » dont il aurait connaissance. Le « secret » en question n’était autre que la tentative de psychanalyse de son fils André, thérapie entreprise in extremis par Nicolas Abraham en 1970 pour sauver son fils d’un suicide devenu malgré tout inévitable quelques mois plus tard. (L’histoire de la psychanalyse avait connu des cas de psychanalyse d’enfants par leurs parents psychanalystes, par exemple Anna Freud ou les fils de Mélanie Klein.)

René Major, directeur en 1974 de l’Institut de Psychanalyse de la rue Saint Jacques à Paris invite Nicolas Abraham à y tenir un séminaire, sous le titre L’Unité duelle et le fantôme, sur l’effet sournois des secrets de famille. Avec René Major, Nicolas Abraham est à l’origine d’un projet qui allait voir le jour après sa mort sous le nom de Confrontation, organisme libre, inter associatif d’échanges et de recherches psychanalytiques (dirigée par R. Major et D. Geahchan, fondée en 1976 et dissoute en 1987 après la mort de Geahchan).

Nicolas Abraham publie la plupart de ses travaux sous forme d’articles dans des revues telles que la Revue Française de Psychanalyse, La Nouvelles Revue de Psychanalyse, Critique, Etudes freudiennes. Il est le maître d’œuvre de la première publication en France de livres de Sandor Ferenczi et d’Imre Hermann.

C’est ainsi que, grâce à lui, le public français découvre au tournant des années 1960 et 1970 l’école hongroise de psychanalyse, dont N. Abraham se considérera comme un des héritiers notionnels et affectifs. Son œuvre posthume est publiée en un premier temps par Maria Torok, puis par Maria Torok en collaboration avec Nicholas Rand. Une Association Européenne Nicolas Abraham et Maria Torok fut créée à Paris en 1999, présidée par le Docteur Claude Nachin. Elle a tenu un premier colloque en janvier 2000  et un colloque international en 2004 présidé par le Professeur André Haynal et le Docteur Judith Dupont.


Biographie de Maria Torok (1925-1998)

Née le 10 novembre 1925 à Budapest en Hongrie et morte le 25 mars 1998 à New York aux Etats Unis, Maria Torok est issue de la grande bourgeoisie hongroise juive, son père ayant été chirurgien-dentiste de renom et son oncle maternel ingénieur-expert qui avait, entre autres inventions, obtenu le brevet d’exploitation internationale pour les stylos Bic-Biro dans la période d’avant-guerre. Lycéenne, Maria Torok est pressentie pour le concours général de lettres classiques (elle a le projet alors de devenir professeur de latin), mais son nom est rayé des listes pour des “raisons confessionnelles”. Elle vit l’occupation nazie à Budapest dans des conditions de danger de mort permanent. Elle s’installe à Paris le 1 janvier 1947. Ne connaissant pas encore un mot de français, elle s’oriente d’abord vers les sciences, puis travaille comme assistant chimiste en colles et peintures. Dès 1952, elle se tourne vers la psychopédagogie, après avoir obtenu une licence de psychologie à la Sorbonne, ainsi qu’une formation dans les tests Rorschach auprès du Professeur Favez-Boutonnier. Elle devient psychanalyste au sein de la Société Psychanalytique de Paris en 1956.

A partir de là se déploie une carrière d’intellectuelle et de clinicienne qui va faire d’elle l’une des figures féminines les plus marquantes de la psychanalyse contemporaine. Combattant, dans son premier article (1957), la conviction des autorités rorschachiennes, selon lesquelles l’enfant petit n’est pas censé reconnaître dans les taches d’encre la forme humaine en mouvement, elle démontre qu’au contraire l’enfant en est parfaitement capable – à condition de recevoir l’autorisation de s’ouvrir librement à sa fantasmatique autour de l’adulte sexué. Devenue psychologue-conseil en 1954 auprès des écoles maternelles de la Direction de l’Enseignement de la Seine, Maria Torok effectue une recherche sur la méthode pédagogique non-directive de Germaine Tortel pour dégager l’affinité de cette méthode avec la relation psychanalytique : toutes les deux promeuvent la formation de l’autonomie en référence à un tiers dont une des principales fonctions sera de permettre à tous les vécus de recevoir un nom et par là droit de cité. Ces travaux et découvertes de Torok dessinent à l’époque une convergence avec les recherches de Nicolas Abraham, son compagnon de vie et de pensée entre 1950-1975.

Dès avant l’apparition des critiques féministes à l’encontre de la psychanalyse, Maria Torok conteste en 1963, dans un article devenu célèbre, la conception freudienne de l’envie du pénis chez la femme. Rejetant l’envie du pénis comme étant le résultat d’une donnée biologique insurmontable, elle y perce une envie d’orgasme inhibée de la petite fille, soit une interdiction estropiante de toucher à son propre sexe. En raison des affrontements entre freudiens orthodoxes et lacaniens, la scène psychanalytique institutionnelle a longtemps laissé dans l’ombre les recherches de M. Torok et de N. Abraham jusqu’à ce qu’en 1976, avec la parution du Verbier de l’Homme aux loups un public plus vaste n’ait été réveillé comme en sursaut à la démarche originale des auteurs. Démarche d’autant plus dérangeante qu’elle ne prétend fixer aucune doctrine.

La carrière de Maria Torok est marquée par d’importantes satisfactions sur le plan clinique et des déceptions au niveau institutionnel. Elle est la première psychothérapeute en France à travailler dans les écoles maternelles dès 1954; elle est psychothérapeute auprès de l’O.S.E. (Œuvre Sociale pour l’Enfance) entre 1957-1963; elle travaille à la Sauvegarde de l’Enfance entre 1961-67. Pour un essai de grande portée clinique sur « la maladie du deuil » elle reçoit le Prix Bouvet de la Société Psychanalytique de Paris en 1968 et deviendra à partir des années 1970 jusqu’en 1996 la psychanalyste du dernier recours, celle qui sait « tirer d’affaire » ou « remettre sur pied » les gens à bout de ressources affectives, ceux qui ont souvent fait plusieurs « tranches » de psychanalyse sans amélioration notable. Ayant systématiquement refusé toute forme de médiatisation et le rôle de chef de file, elle constate avec étonnement l’impact croissant de son travail de chercheur et de clinicienne. En même temps, elle est convaincue que la mort brutale de son compagnon Nicolas Abraham (opéré à cœur ouvert début 1975) est en partie liée aux ostracismes institutionnels dont il avait eu à souffrir. Aussi, MariaTorok abandonne-t-elle toute forme de participation au sein de la Société Psychanalytique de Paris. Cependant, elle ne démissionne pas, préférant garder une attitude de distance interne, pour conserver un rôle de témoin. A partir de 1976, elle entreprend l’étude historique de ce qu’elle appellera les « obstacles internes » de la psychanalyse freudienne. Elle veut pouvoir comprendre ainsi pourquoi la psychanalyse institutionnelle a si souvent étouffé les innovations conceptuelles et techniques.

Son amitié de longue date avec Judith Dupont, exécutrice testamentaire des œuvres de Sandor Ferenczi, lui vaut dès 1981 la possibilité de consulter la correspondance manuscrite complète et inédite de Freud et de Ferenczi, découverte pour elle majeure et qui a façonné certains de ses travaux ultérieurs. Elle publie ceux-ci dans les Cahiers Confrontation. Après 1983 elle collabore avec Nicholas Rand, qu’elle épouse à Paris en 1990. Leurs travaux constituent une suite logique à l’œuvre antérieure.

Mondialement reconnue pour son rôle novateur dans l’histoire de la psychanalyse, Maria Torok a laissé une œuvre picturale considérable, intimement liée à sa pensée théorique et à son activité de clinicienne. Dessins au fusain, au bic, à l’encre de Chine ; images en couleurs, au feutre ; pastels et crayons gras, la période de création s’étend de 1956 à 1997, avec des pics d’activité intense suivis de longs moments de non production. Assez souvent ce sont des réflexions picturales sur le problème de l’identité, sur l’enchevêtrement, au sein d’une « seule personne », d’identités multiples et contradictoires. Par ailleurs, nombre de dessins sont comme des émanations directes de séances particulières. Ils font irruption dans les « creux », dans les « entre-deux ». En attendant « le suivant », calée dans son fauteuil et penchée sur un bout de papier quelconque (dos de page d’épreuve, Canson, papier machine, carton de visite), elle dessine avec une vélocité époustouflante, têtes, tours, yeux, hiboux, rectangles. Elle ne pense pas, elle est comme possédée par le mouvement des traits, des couleurs qui emplissent l’espace. Ces dessins – femme joyeuse au cœur saignant, femme paisible, aux traits de marbre et à l’arrière tête hurlante, femme se prélassant à la promenade, observée de loin et poussant, comme un fardeau intime, une tête aux trois yeux entrecoupés d’un échafaudage asymétrique – sont des états affectifs, les instantanés de ces vécus que nous connaissons tous, où, en un dixième de seconde, nous inonde une infinité de sentiments, nous défile devant les yeux un monde de souvenirs, de personnes, de parfums. Ignorés du public et même de la plupart des amis de Maria Torok, un petit nombre de ses dessins fut publié par les soins de Jacques et Judith Dupont à l’occasion du premier colloque consacré à l’œuvre d’Abraham et de Torok.

Bibliographie (voir rubrique «Publications de Nicolas Abraham et Maria Torok»)

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